Dermatoses professionnelles, santé au travail : 75 ans d’expérience dans les Hauts-de-France
lundi 07 octobre 2024
Dermatoses professionnelles, santé au travail : 75 ans d’expérience dans les Hauts-de-France
Paul FRIMAT, professeur émérite (Université de Lille / ISTNF)
Conférence donnée le 03 octobre 2024 dans le cadre du 45e cours du Gerda organisé à Lille Grand Palais
En octobre 1946, la France a été un des premiers pays à légiférer en matière de médecine du travail. Le professeur Marcel Marchand, à Lille, et ses collègues parisiens et lyonnais insistaient déjà sur l’importance de la prévention, y compris la prévention primaire.
Marcel Marchand a organisé avec le professeur Claude Huriez, le premier symposium international portant sur les dermatoses professionnelles, en juin 1955, à Lille. Claude Huriez, parlait de « péril cutané ». Un ouvrage était paru aux Archives des maladies professionnelles, qui confirmait l'intérêt de cette problématique. Il y a 70 ans, 55 à 80 % des maladies professionnelles étaient des dermatoses.
J’ai eu l’honneur et la chance de côtoyer Claude Huriez, lors de mon internat en dermatologie, et Marcel Marchand, comme assistant-universitaire en médecine du travail, ce qui m’a permis de mieux comprendre l’évolution de nos deux domaines scientifiques.
Cette évolution peut s’intégrer dans une démarche en trois temps :
- La constitution d’un système de santé (1946-1970).
- Le développement des connaissances et la pluridisciplinarité (1970-2000).
- L’incertitude et la croisée du chemin (2000-2024).
La constitution d’un système de santé (1946-1970)
La loi du 11 octobre 1946 et les décrets de 1952 créent le dispositif médecine du travail à la charge des entreprises. Le médecin du travail devient l’acteur privilégié.
« Eviter l’altération de la santé du travailleur du fait du travail », tel est l’objectif principal de la loi… ou véritable objectif de prévention primaire… qui ne se concrétisera que 70 ans après.
En effet, la traduction réglementaire de 1952 confirme la mise en place de l’approche individuelle avec la détermination de l’aptitude. Le médecin du travail devient donc un prescripteur d’aptitude à la demande des partenaires sociaux… au détriment de l’étude des conditions de travail.
Il faudra attendre 1979 pour instituer le rôle majeur du médecin du travail dans l’étude des conditions de travail (le tiers temps).
En ce qui concerne la dermatologie professionnelle, je reprendrai les éléments du professeur Claude Huriez lors de son introduction du symposium sur les dermatoses professionnelles à la Cité hospitalière de Lille les 10 et 11 juin 1955 :
« Les dermatoses professionnelles posent de nombreux problèmes d’actualité : leur définition, leur fréquence exacte, leur étiologie, leur prévention, leur réparation.
A la solution de ces problèmes doivent être associés les médecins d’orientation bien divers : le médecin traitant, le médecin du travail, le dermatologue, le médecin-conseil de sécurité sociale.
La meilleure définition – comme toujours la plus simple – parait être celle de Gougerot et Carteaud : les dermatoses professionnelles sont celles dont la cause peut résulter en tout ou en partie, des conditions dans lesquelles le travail est exercé. »
Le travail a beaucoup évolué depuis le temps où Paracelse, Ramazzini, décrivaient, les premiers, les atteintes cutanées. C’est maintenant le règne des produits chimiques et de synthèse… on parle alors de péril cutané, on évoque la notion d’invalides cutanés du travail.
Le professeur M. Marchand conclut le symposium sur la prophylaxie des dermatoses professionnelles : « Connaissance des dangers, coopération des moyens de protection constituent le triptyque de leur prévention. »
Le symposium de 1955 me permet de souligner le rôle naissant de deux collègues dermatologues que je rencontrerai ultérieurement dans ma vie professionnelle et au Gerda : Pierre Martin et Pierre-Yves Castelain.
Le développement des connaissances et la pluridisciplinarité (1970-2000)
Cette seconde période est caractérisée par l’explosion du champ de connaissance, la nécessité de mieux connaître le travail, l’intérêt de la demande pluridisciplinaire.
Sur le plan médecine du travail, le décret de mars 1979 va instaurer le tiers temps avec obligation pour le médecin du travail de consacrer le tiers de son temps à l’étude et à l’action en milieu de travail… Il devient enfin médecin… du travail.
C’est dans cette période que la notion d’analyse du process, l’étude du geste professionnel, d’expertise des produits deviennent une nécessité. On aborde ainsi la toxicologie, l’ergonomie, la psychologie du travail, autant de disciplines pour mieux comprendre l’évolution du monde du travail.
Grâce au professeur D. Furon, responsable de la médecine du travail à Lille, je suis devenu directeur du GIP-Cereste (Centre de recherches en santé-travail-ergonomie), permettant de concrétiser une approche pluridisciplinaire y compris dans le domaine épidémiologique, juridique…
La médecine du travail va devenir « santé au travail », confirmant l’importance de l’approche globale de la santé individuelle et collective, la nécessaire réflexion sur la prévention primaire souhaitée en 1989 par une directive européenne.
Mais malgré toutes ces avancées, le poids de l’aptitude restera prégnant… entrainant encore une dizaine d’années d’attente, avant d’intervenir sur les besoins de santé de l’entreprise et une meilleure évaluation des risques.
Dans le champ de la dermatologie professionnelle, on retrouve cette même notion de demande pluridisciplinaire, d’échange et d’amélioration des connaissances.
C’est en 1975 que le Gerda est créé avec sept membres fondateurs : trois dermatologues, un allergologue, deux médecins du travail, un chimiste… Le Gerda était bien en avance sur la pluridisciplinarité.
En tant qu’interne en dermatologie, attaché-assistant en médecine du travail, je travaille avec Pierre Martin pour le développement de la dermatologie professionnelle. Je m’initie aux procédés de test, à la recherche des allergènes. Le livre Les eczémas allergiques professionnels, de J. Foussereau et C. Benezra, devient un livre de chevet.
Plusieurs épisodes vont concrétiser l’intérêt du rapprochement des deux domaines de connaissance.
La journée Dermatoses et environnement professionnel qui se déroule à Lille le 31 mai 1985, à laquelle le Gerda fut invité à jouer un rôle actif, m’a permis de rencontrer les différentes équipes francophones en dermatologie professionnelle.
J-M. Lachapelle, A. Goossens, J. Oleffe, G. Chabeau, P-Y. Castelain, E. Grosshans, C. Benezra, sont autant de personnalités scientifiques qui m’ont entrainé dans ce domaine d’étude et recherche dont l’impact sur la qualité de vie au travail pour le salarié est important… On ne parlait pas encore trop de perte d’emploi ou de prévention de la désinsertion professionnelle.
Dans cette même dynamique, la concrétisation du livre Dermatologie professionnelle et environnement, en 1992, m’a permis de travailler étroitement avec J-M. Lachapelle, D. Tennstedt, et G. Ducombs. Cet ouvrage reste unique actuellement et regroupe l’ensemble des bases scientifiques de nos deux disciplines. Si la législation peut avoir changé, si les allergènes évoluent, ce livre permet encore à chaque étudiant de médecine du travail, de dermatologie, d’approfondir leur connaissance.
Toutes ces évolutions scientifiques et accumulation de connaissance confortent l’approche pluridisciplinaire et la nécessité de travailler ensemble.
Ainsi en 1989, C. Géraut et moi-même avons intégré le Gerda soulignant cette complémentarité indispensable : la connaissance du poste, du geste de travail, la connaissance des process et des produits utilisés, la connaissance des impacts cliniques, la connaissance des démarches de prévention et de réparation.
L’incertitude et la croisée du chemin (2000-2024)
Ces vingt quatre dernières années vont être pour les deux disciplines à la fois un temps de développement, de réussite et de valorisation mais aussi une période d’incertitude face aux enjeux de la société et de la place du travail.
Dès 2000, avec Pierre Thomas, nous mettons en place les bases d’une consultation pluridisciplinaire de dermatologie professionnelle au sein du CHU de Lille, en réunissant dans une unité de temps et de lieu les experts en dermatologie, en allergologie et en pathologie professionnelle. L’objectif est de prendre en charge le patient dans sa globalité, alliant diagnostic, prise en charge thérapeutique, recherche d’allergènes, aide à la prévention et au maintien à l’emploi, avec mise en place de procédures de réparation, si nécessaire.
Après Pierre Martin, Yves Dejobert, Isabelle Lartigau, permettent de maintenir cette collaboration efficace reprise dernièrement par Pierre Marcant.
De la même manière, cette expertise permet de concrétiser différents événements sur Lille, que ce soit le cours du Gerda en 2004, ou le congrès de médecine du travail du BTP en 2013.
Avec M-B. Cleenewerck, qui est à la fois spécialiste en dermatologie et en médecine du travail, nous avons mis en place le 25e Cours d’actualisation en dermato-allergologie avec des thématiques qui sont toujours d’actualité : exotisme, voyages… et travail, bricolage… On retiendra de ce cours une présence assidue de plus de 500 personnes, une soirée mythique et mémorable au musée de la Piscine de Roubaix.
En mai 2013, Lille renoue avec l’histoire du premier symposium de 1955 en proposant lors des 32èmes Journées nationales de santé au travail dans le BTP… la thématique du risque cutané dans le BTP. Plus de 600 professionnels de santé au travail, médecins, infirmiers, intervenants en prévention, assistants, se sont réunis. « La peau est la barrière naturelle pour le salarié exposé aux intempéries, aux produits chimiques et aux outils, il faut en prendre soin et la protéger », telle était une des phrases introductives citée lors de l’ouverture de ces journées.
Sur le plan de la santé-travail, c’est une période d’incertitude qui s’installe, entre l’exigence et le poids de l’aptitude, la nécessaire aide à l’évaluation des risques, comme la prévention de la désinsertion professionnelle. La contrainte démographique des médecins du travail va entrainer une multiplication de rapports d’évaluation à la demande des ministères concernés… aboutissant à une réflexion approfondie sur la pertinence de notre dispositif.
Les partenaires sociaux n’ont pas souhaité réaliser un accord commun en 2008…
C’est ainsi que les députés et sénateurs se sont investis pour aboutir à la loi de juillet 2011… j’ai eu l’honneur de participer aux différents échanges. Cette loi cadre permettait enfin, 65 ans après 1946, de replacer la santé-travail dans la politique de santé nationale.
En créant, sur le plan législatif, les services de santé au travail (SST), le législateur a imposé une évolution des pratiques avec la mise en place d’une véritable pluridisciplinarité (toxicologue, ergonome, psychologue), avec le développement de nouvelles fonctions (infirmière santé-travail, technicien-assistant)… le médecin du travail devenant animateur et coordinateur de l’équipe.
Cette loi confirme la primauté de la démarche de prévention primaire. Le suivi médical est intégré dans ces actions. La traçabilité des expositions aux risques et la veille sanitaire deviennent des axes de développement des SST.
Enfin 65 ans après, on positionnait la santé-travail dans les objectifs de la loi initiale de 1946. Malheureusement, une nouvelle fois, le poids des habitudes, la peur du changement, l’absence de renouveau réglementaire, va entrainer les acteurs de la santé-travail dans une situation de déséquilibre, voire ubuesque…
Comment ouvrir de nouveaux champs d’action auprès des entreprises ? Comment couvrir des responsabilités nouvelles ? Comment développer la pluridisciplinarité et la délégation ?... En continuant à exiger un nombre progressif de certificat d’aptitude… qui n’ont jamais été un acte de prévention primaire… avec une démographie médicale en baisse.
Il faudra à la fois une nouvelle série de rapports, une volonté politique, avec la création d’un secrétariat d’Etat à la santé-travail… et un accord national interprofessionnel (ANI) entre les partenaires sociaux pour aboutir à la loi du 2 août 2021 qui va conforter les évolutions… et mettre en place, je l’espère, une dynamique stabilisée pour les services de prévention et de santé au travail (SPST), nouvelle dénomination, en réponse aux besoins de l’entreprise et des salariés.
En guise de conclusion…
L’important pour chacun d’entre nous est de conserver ce regard et cette exigence scientifique, en particulier dans le champ de la dermatologie professionnelle. Cette approche complémentaire est fondamentale pour poursuivre le travail réalisé par nos anciens.
Je remercie Delphine Staumont-Sallé de m’avoir incité à écrire et à prendre la parole durant le cours du Gerda qui se déroule les 3 et 4 octobre 2024 à Lille.
Ne soyons pas naïfs, il y aura des problèmes démographiques dans nos deux disciplines. La réalisation de certains actes, y compris les tests cutanés, devient un exercice compliqué. L’évolution du process et des techniques nécessite une recherche de qualité.
On voit bien le rôle important que le médecin peut avoir à la fois dans la connaissance des risques et dans le suivi particulier du salarié. La problématique de la réparation n'est pas une solution. Il est nécessaire de mettre en place des politiques de formation, des politiques d'éducation qui vont nous permettre de prévenir le risque.
Ces enjeux sont communs à l’ensemble des témoignages que nous avons réunis, tout au long de l’année 2024, avec l’Institut de santé au travail du nord de la France (ISTNF). En interrogeant des confrères, des experts universitaires, des médecins, des pharmaciens, belges et français, nous avons voulu, réunir des points de vue dans un ouvrage autour de la dermatologie professionnelle.
Ce travail nous a permis de relever ce qui caractérise cette discipline particulière, mais aussi de mélanger deux ou trois générations d’acteurs afin de saisir ce qui nous identifie, les éléments moteurs qui nous animent, pour montrer l’originalité de nos organisations au service de la santé des travailleurs.
En retraçant le déroulé de nos carrières, en évoquant nos choix, nous tendons la main aux nouvelles générations de médecins du travail et de dermatologues pour qu’ils poursuivent cette dynamique commune.